ANATOLY IVANOV / MOI / INTERVIEWS ET CRITIQUE / KVADRAT Q&R À L’ÉCOLE DU CINÉMA DE MOSCOU / AVEC ANATOLY IVANOV, MODÉRÉ PAR VSEVOLOD KORSHUNOV (VGIK, MFS)

00:00:04 Vsevolod KORSHUNOV: Je suggère que nous nous asseyions, Anatoly! Non? Tu veux pas?

00:00:07 Anatoly IVANOV: Je suis sportif!

00:00:09 Anatoly IVANOV: Bien.

00:00:09 Anatoly IVANOV: Si t’es pas contre? Tu peux t’asseoir, je reste debout.

00:00:11 Vsevolod KORSHUNOV: Non, je ne suis absolument pas contre. Donc… et le mode de vie sédentaire est mauvais. Chers amis, si vous avez des questions, vous levez la main, nous vous passons le micro… J’ai ma première question. Lors de la présentation du film, t’avais dit que c’est un film documentaire filmé avec des méthodes de cinéma de fiction. Que voulais-tu dire?

00:00:27 Anatoly IVANOV: Je voulais dire que… Quand nous avons essayé de filmer un pur documentaire, en utilisant les méthodes du cinéma documentaire, c’est-à-dire voix off, interviews, toutes sortes de vidéos d’archives, images, citations de presse, photos sépia et ainsi de suite. Avec des graphiques, avec des explications: «A votre droite se trouve un disque vinyle, à votre gauche se trouve également un disque», nous obtenions un tutoriel vidéo ou une sorte de film d’éducation générale. Mais on n’arrivait pas à créer une expérience dans l’esprit du spectateur de ce métier, c’est-à-dire de ce que ressent un DJ professionnel, qui va et vient en tournée. Je me suis donc penché vers le cinéma de narration, cinéma de fiction, plutôt, pardon, qui a un bien plus large arsenal de création d’une image mentale. Des sentiments, des émotions, chez le spectateur. En d’autres termes, essentiellement, offrant une meilleure manipulation. Et nous avons décidé de combiner certains aspects du cinéma documentaire. Par exemple, les avions sont réels. Ils ne sont pas du CGI, ils ne sont pas dessinés. Ce sont de vrais passagers qui criaient: «Où volons-nous? Et c’est quoi ce bazooka sur l’épaule de cet homme?» Et nous ne pouvions pas tourner 2 prises, il fallait filmer tout jusqu’à l’atterrissage et puis, bizarrement, personne ne voulait essayer de redécoller immédiatement et tourner une deuxième prise. Mais nous avons beaucoup tourné en suivant le scénario, avec de multiples passages, avec des prises. Un bon exemple, c’est ce magnifique ascenseur à Moscou qui grince. Nous y avons probablement tourné 20 prises. De plus, lors de 2 visites différentes à Moscou. Et… l’utilisation de la musique, l’utilisation de la couleur. Et en plus, la caméra: ce n’est pas une automatique, la mise au point est classique. Enregistrement séparé du son et de l’image. Nous n’avions pas de clap. Bien que non, lors de certaines scènes, nous avions un clap. Tout le reste, c’était de la méthode classique: de la mise au point manuelle, et la composition, l’éclairage, etc., etc. C’est du cinéma purement de fiction. En conséquence, une personne obtient une immersion dans le monde du DJ, une immersion souvent désagréable dans le monde du DJ. Et, il me semble, que ça fonctionne mieux, que de simplement dire: «Voici un DJ, il travaille comme ça!» Et… D’obtenir, à la sortie, un… enfin, une transmission d’information, mais pas d’émotion, pas de transfert des tenants et aboutissants de ce que c’est d’être DJ. Le cinéma documentaire véhicule l’information, mais, à mon avis, peine à transmettre la vie. Et les archétypes d’une profession ou d’une vie.

00:03:48 Vsevolod KORSHUNOV: Mais tout même, cette scène d’appartement avec des amis, ça semble être, une sorte de, eh bien… une observation cinématographique, traditionnelle, classique pour un film documentaire?

00:03:56 Anatoly IVANOV: Oui.

00:03:56 Vsevolod KORSHUNOV: Ou y avaient aussi des rôles et un dialogue écrit?

00:04:00 Anatoly IVANOV: Là, nous avons obtenu une sorte d’hybride. Parce que, j’ai écrit initialement dans le scénar: je veux un appartement hipster, avec vue sur Moscou, le Kremlin, de préférence. Avec du thé, du miel «Azbuka Vkussa» quelque part sur la table et ainsi de suite, tous les attributs des rassemblements entre potes dans un appart à Moscou. Mais c’était la première fois que je voyais ces gens. Autrement dit, pour moi, c’était… assez… terrifiant. Parce que Pushkarev, le personnage principal et DJ, me dit: «Alors? On y va! On tourne!» Il a cette façon de dire un: «Hey! Partons pour Saint-Pétersbourg! Allons par-ci, par-là…» Et aucun scénario n’a été remis aux intervenants. Autrement dit, nous avons parlé de sujets complètement différents. Et je devais filmer en même temps, contrôler la mise au point, enregistrer le son et, d’une manière ou d’une autre, modérer la discussion. Car, ça dégénérait constamment en: «Et DJ Petya… Pfff! Une personne horrible! Il est monté sur scène, il a fait ceci, a fait cela! Et KaZantip est un tel… et…» Enfin, ces trucs typiques que les mecs font quand ils se réunissent: «Et Tanya, elle est venue chez moi et moi je lui ai offert…» Et donc… tout ça… j’ai dû couper et utiliser beaucoup de montage. Le chef monteur… Le montage, c’est ce qui crée le film documentaire. C’est donc l’un des principaux… l’une des principales raisons qui m’ont poussé à choisir précisément le genre documentaire. Parce que je pouvais m’entraîner davantage avec le montage. Avant de commencer à filmer quoique ce soit, je pensais que le montage n’existe pas au cinéma. Que tout est filmé, en une seule prise, et jusqu’en 2011, je pensais, oh! «Inception» – cool! On allume la caméra, on roule 2 heures et c’est bon. Ou, même, par exemple, enfin, «Le Cuirassé Potemkine»… Kuleshov, je n’avais aucune idée: qui c’est? Quand quelqu’un m’a suggéré que, en fait, il y a, par exemple, des coupures… J’ai donc décidé de m’entraîner. Et plus dur que… y’a rien de plus difficile en montage, que de monter un film documentaire. Parce que c’est imprévisible, souvent, contrairement à un film de fiction. Et cette scène de la conversation autour du thé, c’est un excellent exemple où, paf! Le moment où: «Aha ha ha!» il me regarde, l’un des gars, parce que je semble aussi leur parler? Ce ne sont pas des acteurs… et là, je le zappe! Je coupe sur comment il verse du thé. En réalité, il a versé du thé 6 mois après le tournage initial. En fait, j’ai tourné la scène, je l’ai regardée à Genève, où nous faisions la post-production, ça m’a horrifié, j’ai perdu le reste de mes cheveux, et j’ai dit: OK, il faut revenir à Moscou pour filmer les inserts supplémentaires, pour sauver cette scène. Donc, tout cela, probablement, peut-être, semble parfois… spontanée, mais derrière tout ça, en gros, y’a une logistique vraiment serrée d’un long métrage de fiction, quand le producteur calcule, combien cela coûtera-t-il, est-ce faisable? Presque tout ce que vous avez vu a été tourné avec des permis de tournage de là-haut… Ou, dans quelle direction est le Kremlin? Voilà. Et… Filmé assez méthodiquement, souvent hors ordre chronologique. En conséquence, tous ces vols aussi, Pushkarev n’est pas monté à bord de l’avion à Moscou et n’est pas parti pour Genève, etc. Non, ce sont complètement des tournages séparés, qui étaient, plus tard, au stade du montage, réunis en une seule histoire. On a utilisé des Airbus complètement différents, avec des ailes différentes. Des ailes qui ont été travaillées en post-production de sorte qu’elles ressemblent à une seule et même aile, bien que ce ne soit pas le cas en vérité. Autrement dit, beaucoup de CGI, en fait. Rotoscopie, CGI, qu’aucun de vous n’a remarqué, j’espère. Je… Eh bien… Pour le moment, quel âge a le film, personne n’a jamais dit: «C’est quoi ce truc-là?» C’est, encore une fois, ce sont des méthodes de fiction, de film narratif. Afin de créer une image mentale de documentaire, une sensation de documentaire. Autrement dit, lorsque des DJ professionnels regardent ce film, ils sont terrifiés. Ils nous écrivent des e-mails, principalement, à Pushkarev, qui est le personnage principal. Et ils disent: «Mon Dieu! Il m’était terriblement inconfortable de regarder ce film. Parfois agréable, mais vraiment, quand je le regarde, je pense, putain, je me souviens, moi aussi, j’allais en Roumanie, et je pensais qu’ils allaient me zigouiller! Tu sors de l’aéroport… et là, un gars parle à peine une variante de: ‹Do you speak English?› ‹Yes, a little bit.› Et puis, ils continuent avec leurs… ‹Héhé!› Et tu sais pas si, c’est un aller simple, et ensuite ils vont t’oublier?» Et les DJs, c’est-à-dire les professionnels, ils regardaient ce film et voyaient que la table de mixage, qui est, dans ce cas, l’instrument… l’instrument de musique du DJ, eh bien, c’est assez primitif. Je suis désolé, mais en tant que… en tant qu’une personne avec une éducation musicale. Peut-être… Qui dans notre public est… joue d’un instrument de musique ou jouait d’un instrument de musique?

00:09:51 Anatoly IVANOV: Une! Deux personnes! Bon, d’accord! Eh bien, je vais juste vous dire que mixer un track d’un disque avec un autre — c’est simple. Autrement dit, presque tous ici peuvent apprendre cela assez rapidement. L’aspect le plus difficile du DJing c’est de choisir quel morceau jouer après quel autre. C’est donc plus un commissaire d’exposition que musicien. Ce n’est pas un interprète de Bach, Mozart, etc. Et donc… Cet aspect technique, technologique, quand il y a un canal, un égaliseur et ainsi de suite… Nous l’avons tourné très soigneusement, pour se conformer à la réalité. Mais si nous mettions juste une caméra au milieu du club, pour ainsi dire, et filmions ce qui se passait, ça aurait ressemblé à du charabia complet. Parce que le son ne correspondrait pas, en termes de temps, c’est pas ce qui se passe. Généralement un morceau techno, ça dure 8 minutes. Et ici, si vous avez remarqué, dans chaque club, c’est 3-4 minutes pour 3 morceaux. Autrement dit, nous avons dû constamment inventer des moyens de montrer une chose, sans rapport avec la musique enregistrée in situ, puis compenser en post-production, pour que ça ait quand même l’air authentique. Cela s’est avéré donner une impression plus réaliste qu’une sorte de «caméra vérité», quand vous mettez la caméra, l’allumez, puis l’éteignez.

00:11:23 Vsevolod KORSHUNOV: Ou encore, une chose, j’aimerais… j’ai un commentaire, plutôt… Comme déjà Hitchcock disait, oui? Que, si vous voulez rendre la scène réelle, au contraire, vous devez placer la caméra non pas au niveau des yeux, mais positionner une table, poser une chaise par-dessus, puis y asseoir l’opérateur. Et donc, c’est… plus l’image est réaliste, moins réalistes sont… en fait… les méthodes avec lesquelles vous y parvenez.

00:11:44 Anatoly IVANOV: Oui, c’est un paradoxe assez étrange. Je veux dire, par exemple, dans les clubs, excusez-moi, je filmais comme ça. Habituellement appuyé contre un élément d’éclairage, donc je filmais avec des quadriceps sous tension. Et j’avais les 20 kg de caméra, et j’étais: «Aaah!!» Les personnes autour de moi, c’est-à-dire les gens qui dansent: «Yeeehaaa!!!» Et à côté, un gars gueule avec des sons très différents: «Aaahhh!» Donc, en fait… Ce qui m’a le plus aidé, pour mon boulot de réalisateur et opérateur, c’est l’haltérophilie. Autrement dit, nous avons acheté un ensemble d’haltères très sérieux, une barre. Et… Tout le reste, des trucs comme le montage, l’éclairage, la dramaturgie… Inutile! Par rapport à l’haltérophilie. Donc, si l’un d’entre vous pense tourner non pas à partir d’une dolly, mais avec, par exemple un Steadicam ou caméra épaule. Je le recommande fortement! Amélioration radicale. Moi, c’est bon, j’ai arrêté de boire, alimentation normalisée, le yoga, le sommeil. Autant que possible. Le meilleur qui soit, pour un chef op.

00:13:01 Anatoly IVANOV: Oui, allez-y.

00:13:02 Public: Qui et pourquoi a choisi Andrey Pushkarev comme personnage principal?

00:13:09 Anatoly IVANOV: C’est moi qui a choisi. Pushkarev n’a même pas eu un soupçon de cette idée dans sa tête. Quand j’ai ouvert ma bibliothèque Apple Music (iTunes), j’avais, en haut de ma liste, les mixes de Pushkarev. Classé par quantité et qualité des sets. De plus, ce DJ tournait constamment, ce qui est assez rare. Surtout, quand une personne joue, un DJ joue du dub techno, du deep techno. Je veux dire, de la musique techno très non commerciale. Peut-être que vous avez écouté ou été dans des boîtes de nuit, où on écoute tout ce «bam-bam-bam» et on en ressort… avec une idée que l’on peut pas se passer de cocaïne. Et ici, nous avons de la techno plutôt mélodique que l’on peut écouter dans sa voiture, même au bureau, tout en travaillant et ainsi de suite. Et il allait jouer dans des pays constamment. Donc je l’ai appelé, nous nous sommes rencontrés à Paris. Au départ, je pensais filmer plutôt une équipe de DJs, et non un seul DJ. Et donc, au départ, nous avons essayé d’en filmer d’autres de l’équipe de DeepMix.ru. Le directeur des programmes de cette merveilleuse radio web, aussi légendaire, Dima Zaginailov, quelque chose lui est arrivé. Il a viré tout le monde. C’est-à-dire… DJ BVoice, qui d’autre était là, DJ Kubikov, DJ Izhevski, plus personne y est resté. Il a supprimé tous les mixes.

00:14:43 Public: Et puis-je demander, j’ai trouvé des infos sur Internet, sur IMDb, que le budget du film est de 100 000 euros environ.

00:14:49 Anatoly IVANOV: Oui, après quoi j’ai juste arrêté de compter.

00:14:51 Public: Ah OK! Voici la question: si je comprends bien, très probablement, cet argent était trouvé soit lors d’un pitching, ou quelque chose comme ça… Vraiment? Tout ça, c’est de l’argent de ce DJ?

00:15:01 Anatoly IVANOV: Non, non.

00:15:02 Public: C’est votre argent?

00:15:03 Anatoly IVANOV: C’est… en partie, c’est mon argent, c’est de l’argent de mes amis, c’est de l’argent des gens, en fait… pas particulièrement liés au cinéma.

00:15:13 Public: En fait, la question est…

00:15:14 Anatoly IVANOV: Je veux dire, c’est ce qu’on appelle, le terme technique est «private equity».

00:15:18 Public: En fait, la question n’est pas à ce propos. C’est une très grosse somme, pour un documentaire massif. Surtout quand on parle de cinéma documentaire en Russie avec un chiffre de 100 000 euros à côté, c’est beaucoup.

00:15:27 Anatoly IVANOV: Bon…

00:15:29 Public: Oui, c’est vraiment beaucoup.

00:15:30 Public: En fait, la question est: comment avez-vous réussi à convaincre ces gens, qu’ils devraient vous donner de l’argent pour un film, dans lequel, pratiquement, il n’y a pas de, enfin, de conflit fondamental, il n’y a pas de transformation du héros dans le cadre. Autrement dit, vous ne pouvez pas dire que ici, au début, il sera comme ça, et à la fin, il changera et deviendra différent.

00:15:48 Public: Il n’y a pas de héros, d’antagoniste.

00:15:50 Public: Oui. Et comment le prouver à un potentiel, en gros, à un investisseur? Comment avez-vous fait cela?

00:15:55 Anatoly IVANOV: Je… envers tous les investisseurs, depuis lors, maintenant et à l’avenir, j’ai une approche extrêmement honnête. Autrement dit, je considère que l’investisseur est un membre de l’équipe. Donc c’est une personne qui doit en savoir le plus possible sur le projet et à la fois sur toutes les ventes potentielles, ainsi que sur des éventuelles catastrophes. C’est-à-dire, au courant des… complets… Puis-je dire? Fuck-ups? En d’autres termes… que rien ne pourrait marcher et il perdra de l’argent. Et avec tous les investisseurs, je m’asseyais à la table de négociations et je disais: «C’est comme ça, nous aurons un anti-héros, qui aura le courage d’énoncer le problème, de dire que ‹je suis fatigué, je veux des fêtes de jour, je veux un rythme circadien naturel, je veux ceci, je veux cela, je m’efforce! Et, et, et, et…› Et il ne réussit pas du tout.» En somme, ce film est un drame, finalement. C’est… À un moment donné, les gens qui regardent ce film, ils se rendent compte qu’il ne réussira jamais à obtenir ce qu’il a en tête. Autrement dit, cet arc de développement, il se transforme en stagnation et s’interrompt brusquement au final. Autrement dit, à cet égard, il est une sorte de, un anti-héros classique. Malgré cela, ce qui m’a vraiment aidé, c’est qu’à l’époque, j’avais environ 15 ans de photographie professionnelle. J’ai été publié, par, euh… Taschen, et… les autres. C’est-à-dire que j’ai travaillé… pour Magnum, VU, Getty, etc., etc. Et je pouvais montrer, en images, ce que donnera le film. Autrement dit, je n’étais pas une personne venue de nulle part, qui a soudainement décidé de tourner un film. J’avais quelque chose de concret, j’avais calculé un business plan: quel serait notre public cible, combien pourrait être vendu, combien ne serait jamais vendu. Nous avons donc essayé de filmer pour le moins cher possible. Pour rembourser l’argent. Et à chaque fois, c’était, en somme, une conversation humaine. Les gens donnent de l’argent, dans le cinéma, je veux dire, le private equity, et pas seulement le private equity, disons, les studios, et les structures gouvernementales, elles donnent tous de l’argent à des personnalités. Et tout d’abord, aux tandems de réalisateur-producteur. Les producteurs, malheureusement, on n’en parle pas assez dans la presse, aux festivals. Ce sont… Eh bien, ce sont des gens extraordinaires. En soi, ils construisent quelque chose à partir de zéro. Même malgré des réalisateurs fous comme moi. Et donc, voilà! L’essentiel c’est le dialogue entre un investisseur qui croit en la personnalité, la capacité du producteur et du réalisateur. C’est, en somme, une relation, un dialogue entre humains. Même chose avec, je ne sais pas, en France – avec le CNC (Centre National de la Cinématographie). Quand vous soumettez le projet au comité de sélection, et votre scénario est lu, et ainsi de suite, la première chose qu’ils demandent: «D’accord, mais qui sont vos producteurs? Vos acteurs?» Et quand vous présentez votre projet, ce n’est pas du pitching, mais plutôt une conversation avec le comité de sélection afin de comprendre, à quel point vous, en tant qu’équipe, vous travaillez bien ensemble, en toute confiance. Combien avez-vous de conflit, est-ce que vous en avez ou pas. Naturellement, il vaut mieux prendre ceux qui sont sans conflit. C’est-à-dire, le cinéma est vraiment une sorte de sport d’équipe. Autrement dit, si vous voulez travailler seul, il y a, par exemple, la photographie, la sculpture, il y a plein d’autres activités dans… sur notre planète. Le cinéma, c’est surtout une équipe. Si l’équipe ne fonctionne pas, on ne lui donne pas d’argent.

00:20:23 Public: Maintenant, j’ai une question, quand même, à ton avis, vers où se dirige-t-il tout ce temps?

00:20:27 Anatoly IVANOV: Il… tout d’abord, il suit une routine. Deuxièmement, parce que c’est comme ça et parce qu’il est fait pour ça. Ça, c’est d’un. Et de deux, ce que j’ai remarqué, c’est qu’il pense toujours à son rêve: travailler dans un, au sens figuré, dans une petite maison au bord de mer ou dans des champs entourés par les Alpes suisses. Parce que c’est un gars de Votkinsk. Qui sait où se trouve Votkinsk?

00:20:59 Anatoly IVANOV: Eh bien, moi non plus je savais pas. Il y a Izhevsk, et à partir de là, encore des kilomètres et des kilomètres à avaler. Et la route se termine, et il y a cette ville, qui, de mon point de vue, ne ressemble pas une ville, mais ressemble…

00:21:09 Public: L’enfer.

00:21:11 Anatoly IVANOV: …un village. Et vous avez vu quand il saute par-dessus des flaques d’eau, c’est l’avenue Kirov. Mais quelle avenue Kirov?! Autrement dit, il n’y a pas d’égouts des toilettes. J’étais horrifié, mais c’est comme ça. Une ville. Et… il est un homme de la nature. Autrement dit, il n’est pas confortable dans les mégapoles. En somme, il travaille dans les capitales, parce que les clubs sont dans les grosses villes. Il se prive de beaucoup de choses dans sa vie, comme de la nourriture qu’il aime cuisiner, des relations, du sommeil et d’autres choses. Afin de donner aux gens, leur montrer cette nouvelle musique, les familiariser avec elle. Autrement dit, techniquement, c’est un acte héroïque. Qui force les gens à écouter quelque chose de nouveau dans le club, puis en rentrant chez eux, écouter sur SoundCloud, en cherchant des nouveaux thèmes musicaux, découvrir quelque chose de nouveau. Et métaphoriquement, je l’ai inclus dans le film. Autrement dit, il a constamment, dès que — plouf — il se déconnecte, il a des souvenirs de sa maison qui surgissent… et de Votkinsk. Cette immense rivière Kama, des forêts sans fin, des champs. Et, finalement, il y arrive, c’est-à-dire, il continue d’essayer, continue de songer à nager dans cette Kama. Enfin, il arrive devant une vraie mer et se rend compte que… eh bah, ça ne résout pas ses problèmes. Autrement dit, il repart pour encore une autre boucle, pour encore un tour, le carré suivant. Qui se répète, se répète, se répète. Ce qui reste, c’est son sac, avec ces couvertures carrées, ces enveloppes de vinyles, mais en somme… La mer est là! Pourquoi? Mec, mais où vas-tu? Où? Ici, ici même… assis-toi, voici le bonheur! Mais non, le bonheur ne vient pas. Autrement dit, il continue vers encore un autre club, vers une énième ville… Et, on ne sait pas comment ça va se finir.

00:23:32 Public: Une question. J’ai moi-même joué parfois, et je comprends ces émotions que tu ressens en apportant simplement aux gens ta musique.

00:23:39 Anatoly IVANOV: Oui.

00:23:40 Public: Alors pourquoi cette personne est-elle si impassible? Pourquoi, tout au long du film, il ne montre aucune émotion?

00:23:48 Vsevolod KORSHUNOV: Eh bien, j’aimerais poursuivre ceci, la même, cette pensée, oui? En répondant à votre question. C’est, bien sûr, un film sur le thème du piège et il est plein de répétitions. Et, ces répétitions sont, en fait, l’essence de ce piège. Le personnage principal… Une question apparaît: où va-t-il? Où court-il? Quoi, qui fuit-il, n’est-ce pas? Quelle horrible tristesse essaie-t-il de noyer avec ces vols, ces boucles sans fin? Donc. Et dans ce cas, parce que l’état intérieur du personnage est tel, le film l’est aussi. Oui, il contient beaucoup de nostalgie, de vide, d’épuisement, de cette sensation de piège. Et en ce sens, le film, bien sûr, est, eh bien, un cas si intéressant, car il, d’une part, combine différentes esthétiques, oui? Un road-movie, une sorte de… clip vidéo. D’un autre côté, le film travaille avec ce que les esthéticiens contemporains appellent «l’esthétique non-cathartique».

00:24:42 Anatoly IVANOV: Oui!

00:24:43 Vsevolod KORSHUNOV: Il y a la catharsis…

00:24:44 Anatoly IVANOV: Qui n’arrive pas.

00:24:45 Vsevolod KORSHUNOV: Oui. Et ici, il n’y a pas d’issue. En fait, cette connexion émotionnelle dont vous parlez, est intentionnellement exclue; elle n’est pas là non plus. Et il y a un esthéticien, Sianne Ngai, qui dit que l’art contemporain, de manière générale, y compris le cinéma, travaille plus souvent non pas avec les éléments cathartiques, mais avec les soi-disant, «sentiments laids», les «ugly feelings». Par exemple, avec le sentiment de maladresse, le sentiment d’ennui, la sensation d’inconfort en regardant. Et ici, c’est avec ceux-là qu’Anatoly travaille en tant que réalisateur, plutôt qu’avec le lien émotionnel dont vous parlez. C’est-à-dire, oui, cela, complètement, exclut, probablement, un certain nombre de spectateurs, non? Mais c’est l’objectif spécial, si je comprends bien, si nous…

00:25:26 Anatoly IVANOV: Tu comprends parfaitement. Parce que, je… Je viens tout juste de voir sortir sur Colta.ru un nouvel article à propos de la traduction d’un livre intitulé «Selfie» de Will Storr… Le gars, t’as peut-être entendu?

00:25:38 Vsevolod KORSHUNOV: Oui.

00:25:39 Anatoly IVANOV: Où le camarade, l’auteur, dit qu’en réalité… se transformer est très difficile. Et qu’on nous a… à partir de l’époque d’Ayn Rand… on nous a menti, que l’important, c’est d’écarter et hausser les épaules, et Atlas fera un bond et vous réussirez dans tout. Non! Si vous êtes né avec un ensemble spécifique d’ADN et que vous avez plus de neuroticisme, comment c’est en russe?

00:26:12 Anatoly IVANOV: Que d’autres traits, il vous sera très difficile de changer. Telle est la vérité de la vie. Que faire avec ça? Qu’importe, il y a toujours quelque chose à faire! On peut, par exemple, demander de l’aide, nous devons prendre soin de nous. Et j’essaye de tourner des films qui parlent de ce qui peut être fait, à propos de ce qui existe. Plutôt que de créer des contes de fées, comme à Hollywood, où, je sais pas… Si on prenait l’exemple de Michael Mann, son «Collateral» avec Tom Cruise, où, un gars qui est chauffeur de taxi et qui rêve de lancer son business, un zéro complet, un looser, devient soudain un méga-super-héros, qui sauve tous et tout. Ça… Ça n’arrive jamais. C’est pas comme ça que ça se passe! Il y a des gens qui sauvent tout le temps. Il y a des gens qui rêvent de sauver. Donc c’est un choix. C’est un choix! Naturellement, souvent, les gens veulent aller au cinéma pour se déconnecter et rêver. Rêver des sauts en parachute avec Tom Cruise. Et de ce qu’ils pourront, à un moment, un jour, quand ils seront vieux… Non.

00:27:37 Vsevolod KORSHUNOV: Surtout, en fait, le format du film documentaire, suppose, probablement, cette honnêteté, ce fameux «Miroir». Le carré de ce miroir, hein? Qui, en principe…

00:27:44 Anatoly IVANOV: Oui, «Kvadrat», c’est une des raisons pour lesquelles nous avons choisi ce titre — c’est une fenêtre sur une vie. d’une vraie personne, et non pas sur quelque chose d’abstrait. Et… C’est, en passant, l’une des demandes de Pushkarev, quand je lui ai proposé de faire un film, il a dit: «OK, je suis d’accord, si nous filmons de façon honnête. Je ne veux pas mentir. C’est-à-dire, c’est comme ça que je me sens pendant ces vols.» Il souffre vraiment. En fait… Quand je tournais ce film, j’ai honnêtement… je me suis rarement senti, physiquement, aussi mal de toute ma vie. C’est-à-dire, dans ce dernier club… j’avais envie de vomir. Je suis parti à l’hôtel, et j’ai failli… J’ai pris des cachetons pour ne pas dégobiller. Voilà à quel point… Parce que le tournage, nous avons commencé… vendredi à 6h du matin et terminé dimanche à 8 heures du matin. Non-stop, j’ai filmé tout ça. Et quand Pushkarev, à chaque fois que vous le voyez en train de dormir. Je ne dors pas, je filme. Putain, c’est hard! C’est méga-hard. Mais c’est honnête. C’était le premier truc. La première chose qu’il m’avait demandé, que ce soit franc. Et c’est pourquoi il ne m’en veut pas, il ne dit pas: «Mais qu’est-ce que t’as fait de moi?! Je suis une sorte de poupée sans émotion! Et vraiment, qu’est-ce que les gens penseront de moi?» Non. Et la deuxième chose, que je ne le gêne pas pendant ses prestations. Autrement dit, il… m’a demandé que… je n’apparaisse pas dans la cabine du DJ avec un, genre: «Oh, c’est quoi ce morceau?! Allez, change-le, j’en ai besoin pour le film!» Donc, nous avions un tel accord, que ce soit aussi honnête que possible et que je ne le gêne pas pendant ses sets.

00:29:50 Vsevolod KORSHUNOV: Eh bien, l’honnêteté, c’est super, vraiment, et, il me semble, c’est une bonne coda pour notre conversation. Parce que le cinéma documentaire et les films en général, bien sûr, et, de manière générale, notre vie, bien sûr, nous aimerions qu’ils… restent francs, et avant tout, honnêtes envers nous-mêmes. Mes amis, merci beaucoup pour cette conversation, remercions Anatoly. Merci beaucoup!

/ RU Moscou / 2019-04-18

SUIVANT : ANATOLY IVANOV / MOI / INTERVIEWS ET CRITIQUE / KVADRAT AU PEACOCK FESTIVAL Q&R / 2016-07-17

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